ORDONNANCE DE LA COUR (septième chambre)

9 avril 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Article 267 TFUE – Notion de “juridiction” – Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) – Renvoi préjudiciel émanant d’une formation de jugement n’ayant pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi – Irrecevabilité manifeste »

Dans l’affaire C‑22/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Najwyższy (Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych) [Cour suprême (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques), Pologne], par décision du 15 décembre 2021, parvenue à la Cour le 7 janvier 2022, dans la procédure

T. S.A.

contre

Przewodniczący Krajowej Rady Radiofonii i Telewizji,

LA COUR (septième chambre),

composée de M. F. Biltgen, président de chambre, Mme A. Prechal (rapporteure), présidente de la deuxième chambre, faisant fonction de juge de la septième chambre, et Mme M. L. Arastey Sahún, juge,

avocat général : Mme L. Medina,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour T. S.A., par Me M. Wyrwiński, radca prawny,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Braun, S. L. Kalėda, Mme U. Małecka et M. L. Malferrari, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,

rend la présente

Ordonnance

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 20, paragraphe 2, de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive « Services de médias audiovisuels ») (JO 2010, L 95, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant T. S.A. (ci-après « T. »), société anonyme établie en Pologne, au Przewodniczący Krajowej Rady Radiofonii i Telewizji (président du Conseil national de l’audiovisuel, Pologne) au sujet d’une décision par laquelle ce dernier a imposé à T. une amende en raison de l’insertion de séquences publicitaires dans un programme audiovisuel pour enfants.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13 prévoit :

« Les États membres ont la faculté, en ce qui concerne les fournisseurs de services de médias qui relèvent de leur compétence, de prévoir des règles plus détaillées ou plus strictes dans les domaines couverts par la présente directive, sous réserve que ces règles soient conformes au droit de l’Union. »

4        L’article 20, paragraphe 2, de cette directive dispose :

« La diffusion des films conçus pour la télévision (à l’exclusion des séries, feuilletons et documentaires), des œuvres cinématographiques et des journaux télévisés peut être interrompue par de la publicité télévisée et/ou du téléachat une fois par tranche programmée de trente minutes au moins. La diffusion des programmes pour enfants peut être interrompue par de la publicité télévisée et/ou du téléachat une fois par tranche programmée de trente minutes au moins, à condition que la durée programmée du programme soit supérieure à trente minutes. [...] »

 Le droit polonais

5        L’article 16a, paragraphe 6, de l’ustawa o radiofonii i telewizji (loi sur l’audiovisuel), du 29 décembre 1992 (Dz.U. de 1993, no 7, position 34), dans sa version applicable à l’affaire au principal (Dz. U. de 2020, position 805) (ci-après la « loi sur l’audiovisuel »), dispose :

« Ne peuvent être interrompus à des fins de publicité ou de téléachat :

[...]

4)      les programmes pour enfants.

[...] »

6        À l’article 47k de cette loi, sont énumérées les dispositions de celle-ci qui s’appliquent aux services de médias audiovisuels à la demande. L’article 16a de ladite loi ne figure pas parmi ces dispositions.

7        L’article 53, paragraphe 1, de la loi sur l’audiovisuel prévoit que, en cas de violation, par un diffuseur, d’une obligation découlant de l’article 16a de cette loi, le président du Conseil national de l’audiovisuel prend une décision pour infliger à ce diffuseur une amende d’un montant qui peut s’élever jusqu’à 50 % de celui de la redevance annuelle devant être acquittée pour avoir le droit d’utiliser les fréquences destinées à la diffusion d’un programme.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

8        Par une décision du 14 septembre 2017, le président du Conseil national de l’audiovisuel a considéré que T. avait enfreint l’article 16a, paragraphe 6, point 4, de la loi sur l’audiovisuel, en interrompant, afin d’insérer des séquences publicitaires, un programme pour enfants, diffusé le 2 octobre 2016, et a, en conséquence, infligé à l’intéressée une amende d’un montant de 10 000 zlotys polonais (PLN) (environ 2 178, 27 euros), en vertu de l’article 53, paragraphe 1, de cette loi.

9        Le recours de T. contre cette décision ayant été rejeté tant en première instance qu’en appel, cette société a saisi le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) d’un pourvoi en cassation dirigé contre l’arrêt rendu en appel.

10      Devant cette juridiction, T. fait valoir que, en ce que l’interdiction que prévoit l’article 16a, paragraphe 6, point 4, de la loi sur l’audiovisuel n’est pas applicable aux services de médias audiovisuels à la demande, alors que ceux-ci sont en concurrence avec les services fournis par les organismes de radiodiffusion télévisuelle qui, eux, sont soumis à cette interdiction, cette disposition nationale est incompatible avec le principe de l’égalité en droit garanti à l’article 20 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Selon T., il en découle que ladite disposition nationale ne peut être justifiée en tant que « règle plus stricte », au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13, et, partant, n’est pas conforme au droit de l’Union.

11      C’est dans ces conditions que le Sąd Najwyższy (Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych) [Cour suprême (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques), Pologne] a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question suivante :

« Convient-il d’interpréter l’article 20, paragraphe 2, de la directive [2010/13], lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 1, de cette directive ainsi qu’avec les articles 11 et 20 de la [Charte], en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui interdit aux seuls organismes de radiodiffusion télévisuelle d’insérer de la publicité dans leurs programmes pour enfants, sans étendre cette interdiction aux fournisseurs de services de médias audiovisuels à la demande ? »

 Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

12      En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsqu’elle est manifestement incompétente pour connaître d’une affaire ou lorsqu’une demande est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut, à tout moment, décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.

13      Il convient de faire application de cette disposition dans la présente affaire.

14      En effet, en l’occurrence, eu égard aux enseignements découlant de l’arrêt du 21 décembre 2023, Krajowa Rada Sądownictwa (Maintien en fonctions d’un juge) (C‑718/21, ci-après l’« arrêt Krajowa Rada Sądownictwa », EU:C:2023:1015), l’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle ne laisse place à aucun doute (voir, par analogie, ordonnance du 2 mars 2023, Sąd Najwyższy, C‑491/20 REC à C‑496/20 REC, C‑506/20 REC, C‑509/20 REC et C‑511/20 REC, EU:C:2023:160, point 67 ainsi que jurisprudence citée).

15      Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, pour apprécier si un organisme de renvoi possède le caractère d’une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, question qui relève uniquement du droit de l’Union, et donc pour apprécier si la demande de décision préjudicielle est recevable, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que, entre autres, l’origine légale de cet organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de sa procédure, l’application, par l’organisme en cause, des règles de droit ainsi que son indépendance (arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, point 40 et jurisprudence citée).

16      À cet égard, la Cour a, certes, relevé que le Sąd Najwyższy (Cour suprême) en tant que tel répond aux exigences ainsi rappelées, tout en précisant, à cet égard, que, pour autant qu’une demande de décision préjudicielle émane d’une juridiction nationale, il doit être présumé que celle-ci remplit ces exigences indépendamment de sa composition concrète (arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, point 41 et jurisprudence citée).

17      Toutefois, la Cour a également jugé, s’agissant d’une formation de jugement à juge unique, qu’une telle présomption peut être renversée lorsqu’une décision judiciaire définitive rendue par une juridiction d’un État membre ou une juridiction internationale conduirait à considérer que le juge constituant la juridiction de renvoi n’a pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à l’aune de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte (arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, point 44 et jurisprudence citée).

18      Dans ses observations écrites, la Commission européenne réitère, à cet égard, les doutes qu’elle a exprimés, en des termes analogues, dans le cadre de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, quant au point de savoir si la formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques du Sąd Najwyższy (Cour suprême) (ci-après la « chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques »), composée du juge unique de cette chambre, qui a interrogé la Cour à titre préjudiciel dans la présente affaire, revêt une telle qualité.

19      Dans l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, la Cour a jugé, ainsi qu’il ressort du point 58 de celui-ci, que, à la lumière de sa propre jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à l’aune de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, divers constats et appréciations effectués, d’une part, par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt du 8 novembre 2021, Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne (CE:ECHR:2021:1108JUD004986819), et, d’autre part, par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) dans un arrêt du 21 septembre 2021, conduisaient à considérer que la formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques qui a introduit la demande de décision préjudicielle dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa n’avait pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de ces dispositions du droit de l’Union.

20      Au point 77 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, la Cour a, plus précisément, jugé, à cet égard, que, appréhendés conjointement, l’ensemble des éléments tant systémiques que circonstanciels, mentionnés aux points 47 à 57 de cet arrêt, d’une part, et aux points 62 à 76 dudit arrêt, d’autre part, qui ont caractérisé la nomination, au sein de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, des trois juges constituant l’instance de renvoi dans l’affaire au principal concernée, avaient pour conséquence que cette instance ne revêtait pas une telle qualité. La Cour a souligné que la conjonction de l’ensemble de ces éléments était, en effet, de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ces juges et de la formation de jugement dans laquelle ils siègent à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif nationaux, et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. Elle a encore précisé que lesdits éléments étaient ainsi susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité desdits juges et de cette instance, propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer à ces justiciables dans une société démocratique et un État de droit.

21      Au point 78 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, la Cour a, dès lors, conclu que, dans ces conditions, la présomption rappelée au point 16 de la présente ordonnance devait être tenue pour renversée et qu’il y avait lieu, en conséquence, de constater que la formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques qui l’a saisie de la demande de décision préjudicielle dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt ne constituait pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, de sorte que cette demande devait être déclarée irrecevable.

22      Or, en l’occurrence, il y a lieu de relever que la demande de décision préjudicielle émane, elle aussi, d’une formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques et que le juge unique composant cette formation de jugement est l’un des trois juges ayant siégé dans la formation de jugement de cette chambre qui a interrogé la Cour à titre préjudiciel dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa.

23      Dans ces conditions, il convient, au vu des considérations rappelées aux points 19 et 20 de la présente ordonnance, de constater que la présomption rappelée au point 16 de celle-ci doit, en l’occurrence, être tenue pour renversée. En conséquence, il y a lieu de constater que la formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques du Sąd Najwyższy (Cour suprême) composée du juge unique ayant saisi la Cour de la présente demande de décision préjudicielle ne constitue pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, de sorte que cette demande doit être déclarée manifestement irrecevable.

 Sur les dépens

24      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (septième chambre) ordonne :

La demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Najwyższy (Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych) [Cour suprême (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques), Pologne], par décision du 15 décembre 2021, est manifestement irrecevable.

Signatures


*      Langue de procédure : le polonais.