Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 25 avril 2024 (1)

Affaire C159/23

Sony Computer Entertainment Europe Ltd

contre

Datel Design and Development Ltd,

Datel Direct Ltd,

JS

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Droit d’auteur et droits voisins – Protection juridique des programmes d’ordinateur – Directive 2009/24/CE – Article 1er – Champ d’application – Actes soumis à restrictions – Article 4, paragraphe 1 – Transformation d’un programme d’ordinateur – Changement du contenu des variables stockées dans la mémoire locale et utilisées pendant l’exécution du programme »






 Introduction

1.        En vertu tant du droit de l’Union que du droit international qui s’applique à l’Union (2), les programmes d’ordinateur doivent être protégés en tant qu’œuvres littéraires au sens de la convention de Berne (3). Cette qualification peut soulever des doutes. Si, en effet, un programme d’ordinateur peut se présenter sous la forme d’un « texte », c’est-à-dire une liste d’instructions à exécuter par l’ordinateur, c’est un texte spécifique à bien des égards, qui ne ressemble à aucune autre catégorie d’œuvres littéraires.

2.        La destination d’un tel programme est non pas d’être lu ou exploité d’une quelconque autre manière directement par l’utilisateur, mais de commander le fonctionnement d’une machine capable du traitement de l’information, c’est-à-dire d’un ordinateur. La forme utile d’un programme d’ordinateur, celle sous laquelle ces programmes sont normalement distribués aux utilisateurs, n’est même pas lisible par l’homme, car destinée à être exécutée par la machine. D’ailleurs, même la forme lisible pour l’homme d’un programme d’ordinateur n’est compréhensible que pour les personnes qualifiées, car elle est formulée dans un langage artificiel (le langage de programmation), qui le plus souvent n’est pas accessible aux utilisateurs moyens de ces programmes. Il en découle une caractéristique particulièrement importante du point de vue du droit d’auteur des programmes d’ordinateur en tant qu’œuvres protégées, à savoir que, du fait de la façon dont fonctionnent les ordinateurs, normalement chaque utilisation d’un programme nécessite un ou plusieurs actes de reproduction de celui-ci, actes qui sont soumis à l’autorisation du titulaire des droits d’auteur sur ce programme.

3.        Il n’est donc pas étonnant que la protection des programmes d’ordinateur, telle qu’elle est conçue en droit de l’Union, diffère fortement des règles du droit d’auteur « commun » et se rapproche plutôt d’un régime de protection spécial (4). En effet, ce régime de protection offre aux titulaires un contrôle accru, d’une part, sur les agissements des utilisateurs dans leur sphère privée, sphère qui est normalement hors du champ d’application du droit d’auteur, et, d’autre part, sur des actes qui ne relèvent normalement pas du monopole de l’auteur, tels que la transformation de l’œuvre par l’utilisateur pour ses propres besoins. Ce contrôle est si étendu que même la simple prise de connaissance de l’œuvre, qui est fondamentale dans le cas normal d’une œuvre littéraire, n’est permise qu’en vertu d’une exception, dans une mesure limitée et sous conditions. Par ailleurs, les exceptions normalement prévues en droit d’auteur, à commencer par l’exception dite de « copie privée », sont exclues du régime de protection des programmes d’ordinateur.

4.        Il n’en reste pas moins que la protection en tant qu’œuvres littéraires comporte une limite intrinsèque importante, à savoir qu’elle est en principe limitée à la forme d’expression de l’œuvre, autrement dit au texte.

5.        Dans la présente affaire, il est question de savoir si, et, le cas échéant, dans quelle mesure, la protection conférée par le droit de l’Union aux programmes d’ordinateur peut s’appliquer au-delà du texte lui-même. En d’autres termes : jusqu’à quel point peut-on étirer la notion de « texte » dans le cas de tels programmes ?

6.        Concrètement, il s’agit de savoir, dans le contexte des jeux vidéo, s’il est loisible aux tiers de créer et aux utilisateurs d’utiliser, sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur sur ces jeux, des programmes permettant de faciliter un jeu en contournant certaines difficultés conçues par son auteur, communément appelés « logiciels de triche » (cheat software). Les titulaires des droits d’auteur sur ces jeux vidéo voudraient, me semble-t-il, avoir « le meilleur des deux mondes », c’est-à-dire soumettre à la protection très large des programmes d’ordinateur des éléments qui, tout au plus, pourraient prétendre à une protection bien plus limitée du droit d’auteur « commun ».

7.        Les enjeux de la présente affaire vont cependant au-delà du strict terrain des jeux vidéo, car des logiciels permettant d’utiliser des programmes d’ordinateur d’une manière différente de leur conception originale peuvent exister dans d’autres secteurs.

 Le cadre juridique

 Le droit international

8.        En vertu de l’article 4 du traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur le droit d’auteur, adopté à Genève le 20 décembre 1996 (5) :

« Les programmes d’ordinateur sont protégés en tant qu’œuvres littéraires au sens de l’article 2 de la [c]onvention de Berne. La protection prévue s’applique aux programmes d’ordinateur quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression. »

9.        Une disposition analogue figure à l’article 10, paragraphe 1, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (6), selon lequel :

« Les programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code source ou en code objet, seront protégés en tant qu’œuvres littéraires en vertu de la [convention de Berne]. »

 Le droit de l’Union

10.      L’article 1er, paragraphe 2, sous a), de la directive 2001/29/CE (7) dispose :

« Sauf dans les cas visés à l’article 11, la présente directive laisse intactes et n’affecte en aucune façon les dispositions communautaires existantes concernant :

a)      la protection juridique des programmes d’ordinateur. »

11.      En vertu de l’article 2, sous a), de cette directive :

« Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie :

a)      pour les auteurs, de leurs œuvres. »

12.      L’article 1er de la directive 2009/24/CE (8) dispose :

« 1.      Conformément aux dispositions de la présente directive, les États membres protègent les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires au sens de la [convention de Berne]. Les termes “programme d’ordinateur”, aux fins de la présente directive, comprennent le matériel de conception préparatoire.

2.      La protection prévue par la présente directive s’applique à toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur. Les idées et principes qui sont à la base de quelque élément que ce soit d’un programme d’ordinateur, y compris ceux qui sont à la base de ses interfaces, ne sont pas protégés par le droit d’auteur en vertu de la présente directive.

3.      Un programme d’ordinateur est protégé s’il est original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur. Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer s’il peut bénéficier d’une protection.

[...] »

13.      En vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous a) et b), de cette directive :

« Sous réserve des articles 5 et 6, les droits exclusifs du titulaire au sens de l’article 2 comportent le droit de faire ou d’autoriser :

a)      la reproduction permanente ou provisoire d’un programme d’ordinateur, en tout ou en partie, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit ; lorsque le chargement, l’affichage, l’exécution, la transmission ou le stockage d’un programme d’ordinateur nécessitent une telle reproduction du programme, ces actes de reproduction sont soumis à l’autorisation du titulaire du droit ;

b)      la traduction, l’adaptation, l’arrangement et toute autre transformation d’un programme d’ordinateur et la reproduction du programme en résultant, sans préjudice des droits de la personne qui transforme le programme d’ordinateur. »

14.      Conformément à l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive :

« Sauf dispositions contractuelles spécifiques, ne sont pas soumis à l’autorisation du titulaire les actes visés à l’article 4, paragraphe 1, points a) et b), lorsque ces actes sont nécessaires pour permettre à l’acquéreur légitime d’utiliser le programme d’ordinateur d’une manière conforme à sa destination, y compris pour corriger des erreurs. »

 Le droit allemand

15.      Les dispositions susvisées de la directive 2009/24 ont été transposées en droit allemand, notamment, aux articles 69a et 69c du Gesetz über Urheberrecht und verwandte Schutzrechte – Urheberrechtsgesetz (loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins), du 9 septembre 1965 (9), tel que modifié par la loi du 23 juin 2021 (10).

 Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

16.      Sony Computer Entertainment Europe Ltd (ci-après « Sony »), société établie au Royaume-Uni, commercialise, en tant que preneur de licence exclusive pour l’Europe, des consoles de jeux PlayStation ainsi que des jeux destinés à ces consoles. Jusqu’en 2014, Sony commercialisait ainsi, notamment, la PlayStation Portable (PSP) et le jeu « MotorStorm : Arctic Edge », destiné à cette console.

17.      Les sociétés Datel Design and Development Ltd et Datel Direct Ltd (ci-après, ensemble, « Datel »), également établies au Royaume-Uni, développent, produisent et distribuent des logiciels, notamment des produits complémentaires aux consoles de jeux de Sony, dont le logiciel « Action Replay PSP », ainsi qu’un appareil, le Tilt FX, permettant la commande de la PSP par mouvement dans l’espace.

18.      Le logiciel de Datel fonctionne exclusivement avec les jeux originaux de Sony. L’exécution de ce logiciel s’effectue en connectant la PSP à un ordinateur et en introduisant dans la PSP une clé USB qui charge ledit logiciel. Après le redémarrage de la PSP, l’utilisateur peut sélectionner sur cette console un onglet supplémentaire permettant d’apporter des modifications aux jeux de Sony. Parmi ces modifications figurent, par exemple, s’agissant du jeu « MotorStorm : Arctic Edge », des options permettant de supprimer toute restriction dans l’utilisation du « turbo » (booster) ou dans le choix des conducteurs, une partie d’entre eux n’étant normalement activée qu’une fois un certain nombre de points obtenus.

19.      En première instance dans l’affaire au principal, Sony a demandé, en substance, qu’il soit interdit à Datel de commercialiser ses logiciels destinés à fonctionner avec les jeux et les consoles de Sony. Par jugement du 24 janvier 2012, le Landgericht Hamburg (tribunal régional de Hambourg, Allemagne) a partiellement fait droit aux demandes de Sony. Ce jugement a toutefois été réformé en appel par l’Oberlandesgericht Hamburg (tribunal régional supérieur de Hambourg, Allemagne), qui a rejeté le recours de Sony dans son intégralité.

20.      La juridiction de renvoi, qui est saisie d’un pourvoi en Revision contre l’arrêt de l’Oberlandesgericht Hamburg (tribunal régional supérieur de Hambourg), relève que le succès de ce pourvoi dépend du point de savoir si l’utilisation du logiciel en cause de Datel porte atteinte au droit exclusif de transformation d’un programme d’ordinateur. Or, ce point soulèverait des incertitudes sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphes 1 à 3, et de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24.

21.      Selon cette juridiction, dans l’affaire au principal, Sony fait notamment valoir que, au moyen des logiciels de Datel, les utilisateurs transforment, de manière illicite au regard du droit d’auteur, les programmes d’ordinateur qui sous-tendent ses jeux et que Datel en est responsable. Il est cependant constant entre les parties que ni le logiciel en cause de Datel ni ses utilisateurs n’accèdent ni ne modifient en aucune manière le code de ces programmes. En effet, ce logiciel, exécuté en même temps que le programme d’ordinateur de Sony, modifie seulement le contenu de variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme.

22.      C’est dans ces conditions que le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Y a-t-il une atteinte au champ d’application de la protection d’un programme d’ordinateur en vertu de l’article 1er, paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24 lorsque le code objet ou le code source d’un programme d’ordinateur ou sa reproduction n’est pas modifié, mais qu’un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie le contenu des variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme ?

2)      Y a-t-il une transformation, au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24, lorsque le code objet ou le code source d’un programme d’ordinateur ou sa reproduction n’est pas modifié, mais qu’un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie le contenu de variables que le programme d’ordinateur protégé a transféré dans la mémoire vive et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme ? »

23.      La demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 15 mars 2023. Des observations écrites ont été déposées par les parties au principal ainsi que par la Commission européenne. Les mêmes parties étaient représentées lors de l’audience qui s’est tenue le 25 janvier 2024.

 Analyse

24.      Le litige au principal concerne la prétendue atteinte au droit exclusif de Sony, fondé sur l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24, d’autoriser toute transformation d’un programme d’ordinateur dont cette société détient les droits d’auteur. La juridiction de renvoi pose deux questions préjudicielles, selon elle indépendantes. La réponse à la première question préjudicielle détermine cependant nécessairement celle qui sera apportée à la seconde. Ce n’est donc que très brièvement que j’aborderai cette seconde question.

25.      À titre de remarque liminaire, je dois observer que la procédure au principal et, donc, les questions préjudicielles concernent uniquement les prétendues violations par Datel des droits exclusifs de Sony sur ses programmes d’ordinateur résultant de l’utilisation par les utilisateurs de ces programmes du logiciel de Datel. Ces questions ne concernent donc ni les éventuelles atteintes aux droits de Sony commises par Datel lors du développement de son logiciel, ni la responsabilité de Datel au titre d’une éventuelle violation d’autres droits de Sony que les droits d’auteur, telle que l’atteinte à la marque ou la concurrence déloyale, ni la responsabilité des utilisateurs des logiciels litigieux. Je n’aborderai donc pas ces sujets dans les présentes conclusions.

26.      En revanche, bien que le litige au principal ne concerne pas non plus, comme cela a été confirmé lors de l’audience, une éventuelle atteinte aux droits d’auteur de Sony sur d’autres éléments de ses jeux vidéo que les programmes d’ordinateur qui sous-tendent ces jeux, j’examinerai brièvement cette question dans la mesure où elle a été soulevée par la Commission et discutée entre les parties lors de l’audience.

 Sur la première question préjudicielle

27.      Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24 doit être interprété en ce sens que la protection conférée par cette directive en vertu de cette disposition s’étend au contenu des variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive de l’ordinateur et qu’il utilise au cours de son exécution, dans la situation où un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie ce contenu, sans pour autant que le code objet ou le code source de ce dernier programme soit modifié.

28.      En d’autres termes, la juridiction de renvoi demande à la Cour de préciser l’objet de la protection conférée aux programmes d’ordinateur par la directive 2009/24.

 Sur l’objet de la protection conférée par la directive 2009/24

29.      La directive 2009/24 ne définit pas la notion de « programme d’ordinateur ». Selon l’exposé des motifs de la directive 91/250/CEE (11), directive ayant été codifié par la directive 2009/24, cette absence de définition s’explique par le souci d’éviter l’obsolescence éventuelle d’une telle définition avec le progrès technique (12). Cette prudence semble superflue, car il est toujours tout à fait possible de se référer à la définition contenue dans cet exposé des motifs, selon laquelle cette notion désigne « un ensemble d’instructions ayant pour but de faire accomplir des fonctions par un système de traitement de l’information, appelé ordinateur » (13). Cette définition, dont la pertinence n’a nullement souffert du progrès technique, constitue un point de départ parfait de l’analyse de l’objet de la protection conférée par la directive 2009/24.

30.      Malgré l’absence de définition légale de la notion de « programme d’ordinateur », la directive 2009/24 comporte un certain nombre de précisions concernant l’objet et la nature de la protection qu’elle confère.

31.      Ainsi, en premier lieu, l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive dispose que les programmes d’ordinateur sont protégés par le droit d’auteur, en tant qu’œuvres littéraires. Cette affirmation comporte des conséquences en ce qui concerne tant l’étendue que la nature de la protection en cause.

32.      En deuxième lieu, en vertu de l’article 1er, paragraphe 2, de ladite directive, la protection s’applique à toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur, à l’exclusion de toutes idées et principes étant à la base d’un élément quelconque d’un tel programme. Cela étant un principe général du droit d’auteur, il est significatif que le législateur a considéré nécessaire de l’affirmer expressément dans la partie normative de la directive 2009/24.

33.      Enfin, en troisième lieu, l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive définit le niveau d’exigence pour pouvoir bénéficier de la protection, en disposant qu’est protégé tout programme d’ordinateur qui est original, c’est-à-dire qui constitue une création intellectuelle propre de son auteur, et que l’application de tout autre critère est exclue. Si cette disposition n’établit pas un niveau d’exigence particulièrement élevé pour qu’un programme d’ordinateur puisse bénéficier de la protection en cause, en éliminant notamment, conformément au considérant 8 de la directive 2009/24, toute évaluation de sa qualité ou de sa valeur esthétique, elle semble néanmoins exclure la protection des éléments, pris isolément, qui ne constituent pas la création intellectuelle de l’auteur du programme.

34.      Ces éléments de la définition de l’objet de la protection contenus dans la directive 2009/24 elle-même ont été développés et précisés dans la jurisprudence de la Cour.

35.      Ainsi, en se référant à l’article 10, paragraphe 1, de l’accord sur les ADPIC, la Cour a considéré, dans l’arrêt Bezpečnostní softwarová asociace (14), que la protection conférée par la directive 91/250, dont les dispositions pertinentes étaient identiques à celles de la directive 2009/24, vise le programme d’ordinateur sous toutes les formes permettant de le reproduire dans différents langages informatiques, à savoir, notamment, le code source et le code objet (15). Dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’une interface utilisateur constitue non pas une telle forme d’expression du programme d’ordinateur, mais simplement un élément de ce programme au moyen duquel les utilisateurs exploitent les fonctionnalités de ce programme, et ne bénéficie donc pas de la protection prévue par la directive 91/250 (16).

36.      En se fondant sur ces considérations, la Cour a ensuite exclu de la protection conférée par la directive 91/250 les éléments tels que les fonctionnalités d’un programme d’ordinateur, le langage de programmation et le format des fichiers de données utilisés par un tel programme (17). La seule exception concernerait la situation dans laquelle seraient recopiées les parties du code source ou du code objet relatives au langage de programmation ou au format des fichiers de données, auquel cas il s’agirait d’une reproduction partielle du programme d’ordinateur (18). Cette précision ne concerne cependant pas les fonctionnalités d’un programme, car la distinction entre le code (source ou objet) d’un programme et ses fonctionnalités est claire et nette.

37.      Il ressort de cette jurisprudence que, en pratique, les formes d’expression des programmes d’ordinateur protégées en vertu de la directive 2009/24 sont le code source et le code objet (19), car ils permettent de reproduire, en tout ou en partie, le programme donné. En revanche, d’autres éléments d’un programme d’ordinateur au sens large, tels que, notamment, ses fonctionnalités, ne sont pas protégés par cette directive.

38.      Une telle lecture de la directive 2009/24, ou de celle l’ayant précédée, comme limitant la protection au code source et au code objet d’un programme d’ordinateur est conforme à la nature de la protection par le droit d’auteur, en tant qu’œuvres littéraires, régime de protection choisi par le législateur de l’Union. Une telle protection vise nécessairement le texte de l’œuvre, dans la mesure où, concernant une œuvre littéraire, l’expression de la création intellectuelle de l’auteur se reflète dans le texte. Or, dans le cas d’un programme d’ordinateur, le texte est le code, c’est-à-dire un ensemble structuré d’instructions selon lesquelles la machine doit effectuer les tâches prévues par l’auteur du programme.

39.      Il est certes vrai qu’un programme d’ordinateur au sens large ne saurait se résumer à son code. En effet, ce qui intéresse l’utilisateur, et ce qui l’incite à payer le prix de l’acquisition d’un programme d’ordinateur, c’est non pas la possibilité de prendre connaissance du code de ce programme, possibilité qu’il n’aura normalement pas de toute façon, le programme lui étant livré uniquement sous forme de code objet, mais les fonctionnalités dudit programme qui permettent d’obtenir, à l’aide de l’ordinateur, un certain résultat.

40.      C’est cependant justement la spécificité de la protection des programmes d’ordinateur par le droit d’auteur d’être volontairement limitée à l’expression « littérale » du programme sous forme du code. Dans le cas de la directive 2009/24, cette volonté du législateur de l’Union transparaît très clairement de l’article 1er, paragraphes 1 et 2, de celle-ci, selon lequel les programmes d’ordinateur sont protégés en tant qu’œuvres littéraires et cette protection ne s’applique qu’à leur expression, à l’exclusion des idées et des principes sous-jacents. Ces précisions laissent peu de marge d’appréciation dans l’interprétation des dispositions de cette directive en ce qui concerne l’objet de la protection et ses limites.

41.      La limitation de la protection des programmes d’ordinateur à leur expression sous forme de code est aussi conforme à l’objectif de cette protection. Celui-ci est de protéger les auteurs des programmes contre la reproduction non autorisée et le copiage de ces programmes, rendus très faciles et peu onéreux dans l’environnement numérique, ainsi que contre la distribution des copies « piratées » de ceux-ci. En revanche, la protection des programmes d’ordinateur ne doit entraver ni le développement des logiciels concurrents ou compatibles, s’ils ne constituent pas de simples copies des programmes existants, ni l’utilisation des programmes par les utilisateurs légitimes dans leur sphère privée (20). Il est donc logique que la Cour ait limité la protection aux formes d’expression qui permettent la reproduction totale ou partielle du programme d’ordinateur (21).

42.      C’est à la lumière de ces observations qu’il y a lieu d’analyser la problématique soulevée par la première question préjudicielle.

 Sur l’application dans la présente affaire

43.      Je rappelle que la première question préjudicielle vise le point de savoir si la protection des programmes d’ordinateur conférée par la directive 2009/24 s’étend au « contenu des variables » qu’un tel programme introduit dans la mémoire de l’ordinateur et utilise ensuite lors de son exécution. Il y a donc lieu, au préalable, de s’interroger sur la signification du terme « contenu des variables » utilisé par la juridiction de renvoi.

44.      Ainsi que l’explique Sony dans ses observations, en informatique, on comprend par « variable » un emplacement dans la mémoire de l’ordinateur dans lequel des informations, autrement dit des données, sont insérées pendant l’exécution d’un programme d’ordinateur et auquel ce programme peut accéder afin d’utiliser ces informations dans la réalisation de ses tâches. Le code du programme définit normalement les paramètres de la variable, tels que son emplacement dans la mémoire, son nom, le type de données qui peuvent y être insérées, etc. (22) L’information concrète insérée dans un tel emplacement est appelée « valeur » de la variable. Si les paramètres de la variable ne changent pas pendant l’exécution du programme, sa valeur peut, elle, changer, en fonction des informations que le programme obtient de l’extérieur, par exemple de la part de l’utilisateur.

45.      Comme je l’ai indiqué, les paramètres des variables constituent des éléments intégraux du code du programme et, sous réserve de leur originalité, bénéficient de la protection conférée par la directive 2009/24.

46.      Cependant, il ressort de l’exposé des faits que ces paramètres ne sont pas modifiés par le logiciel en cause de Datel. Ce qui change, c’est la valeur des variables, c’est-à-dire les données qui sont insérées dans ces emplacements de la mémoire de l’ordinateur et que le programme de Sony prend ensuite en compte pour exécuter, conformément aux instructions inscrites dans son code, différentes tâches. Par le terme « contenu des variables », la juridiction de renvoi vise donc nécessairement la valeur des variables. Dès lors, la première question vise le point de savoir si la directive 2009/24 permet au titulaire des droits d’auteur sur un programme d’ordinateur de s’opposer à ce que la valeur des variables insérée dans la mémoire de l’ordinateur lors de l’exécution de ce programme soit modifiée, du fait du fonctionnement d’un autre programme, par rapport à la valeur qui aurait été inscrite du seul fait du fonctionnement du premier programme.

47.      Cette question appelle, à mon avis, une réponse négative, et ce pour plusieurs raisons.

48.      En premier lieu, la valeur des variables ne constitue pas un élément du code d’un programme d’ordinateur. Ce ne sont que des données, externes au code, que l’ordinateur produit et réutilise lors de l’exécution de celui-ci. Au même titre, le contenu des présentes conclusions constitue des données externes du point de vue du logiciel de traitement de texte à l’aide duquel elles sont rédigées. Ces données n’existent pas au moment de la création du programme par son auteur, ni pendant son chargement dans la mémoire de l’ordinateur, car elles sont générées seulement pendant l’exécution du programme. Elles ne sont donc pas susceptibles de permettre de reproduire le programme, ni même une partie de celui-ci. Or, comme je l’ai mentionné (23), la protection conférée par la directive 2009/24 est, selon la jurisprudence de la Cour, limitée au code des programmes d’ordinateur, car c’est le code, tant le code source que le code objet, qui permet de reproduire le programme.

49.      En deuxième lieu, la valeur des variables ne satisfait pas au critère d’originalité prévu à l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 2009/24, car elle ne constitue pas une création intellectuelle propre à l’auteur du programme. En effet, dans le cas des programmes tels que les jeux vidéo de Sony, la valeur des variables en cause est le résultat du déroulement du jeu et, donc, au final, le résultat du comportement du joueur. Il est certes vrai que l’auteur a conçu les catégories des variables qui sont enregistrées ainsi que les règles selon lesquelles leur valeur est déterminée au cours du jeu. Cependant, cette valeur elle-même échappe au contrôle créatif de l’auteur, car elle dépend nécessairement de facteurs imprévisibles à l’avance, tels que le comportement du joueur. Ladite valeur ne saurait donc bénéficier de la protection par le droit d’auteur.

50.      En troisième lieu, ainsi que l’observe également la Commission, la valeur des variables générée par le programme n’a qu’un caractère passager, temporel et provisoire, dans la mesure où elle peut changer au cours de l’exécution du programme et est souvent remise à zéro lors de l’exécution suivante de ce programme. Or, si la Cour a admis que l’expression de la création de l’auteur ne doit pas nécessairement être permanente pour bénéficier de la protection conférée par la directive 2009/24, elle a néanmoins exigé que l’objet de la protection soit identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité (24). Ne satisfait pas à cette exigence, à mon avis, et contrairement à ce que soutient Sony, un élément, tel la valeur des variables générée par un programme d’ordinateur lors de son exécution, qui est non seulement éphémère, mais aussi constamment modifié, tant lors de cette exécution que lors de chaque exécution consécutive, d’autant plus si ces modifications dépendent non pas de la création de l’auteur, mais de facteurs externes tels que les agissements des utilisateurs de l’œuvre.

51.      Je dois remarquer que, dans la présente affaire, ce problème ne saurait être résolu en considérant que la protection par le droit d’auteur s’étend à toutes les valeurs possibles des variables contenues dans un programme d’ordinateur, car, dans ce cas, il n’y aurait pas d’atteinte. Un logiciel tel que celui de Datel modifie non pas les paramètres des variables, mais uniquement leur valeur. Par conséquent, si toutes les valeurs possibles faisaient partie du programme protégé, il n’y aurait aucune transformation.

52.      Cependant, à la lecture des observations de Sony, il apparaît que ce n’est pas tant les valeurs des variables prises isolément que cette société souhaite voir protéger, mais plutôt les effets que ces différentes valeurs ont sur le déroulement du jeu ou, comme l’exprime Sony, « l’expérience du jeu créée par le programmeur ».

53.      Selon Sony, la créativité de l’inventeur se manifeste dans l’ensemble du déroulement du programme. Or, c’est la valeur des variables qui indique, parmi les différents déroulements possibles du programme, celui qui va être effectivement choisi. Ces étapes du déroulement du programme sont nécessaires pour parvenir à la réalisation de la forme d’expression de ce programme, dont l’exécution suit ainsi certaines règles du jeu qui sont entreposées dans le code source en tant que résultat essentiel du travail fourni par le développeur du jeu.

54.      Il me semble néanmoins que, par les termes « expérience du jeu », « déroulement du programme », « réalisation de la forme d’expression » du programme ou encore « règles du jeu », Sony vise en fait le fonctionnement du programme ou les idées et les principes à la base de ce programme. Sony admet d’ailleurs dans ses observations que, en l’espèce, la modification des variables concerne le fonctionnement du programme et que modifier une variable équivaut à intervenir dans l’exécution du programme.

55.      Or, contrairement à ce que soutient Sony, la jurisprudence citée aux points 35 et 36 des présentes conclusions ne concerne pas « spécifiquement la protection indépendante des fonctionnalités [...] et des interfaces utilisateur », de sorte que certaines modifications du fonctionnement du programme pourraient être soumises au monopole de l’auteur. Cette jurisprudence définit le champ d’application de la protection conférée par la directive 2009/24 en excluant, notamment, les fonctionnalités des programmes d’ordinateur, c’est-à-dire les tâches que ces programmes peuvent faire effectuer par un ordinateur et la façon dont elles seront effectuées.

56.      Il est vrai, en revanche, que la jurisprudence en cause concerne non pas la transformation, comme en l’espèce, mais la reproduction ou l’imitation d’éléments dont la protection était recherchée. Je ne vois cependant aucune raison de ne pas transposer cette jurisprudence à la présente affaire. En effet, en premier lieu, en l’absence d’une stipulation expresse en ce sens dans le texte de la directive 2009/24, l’objet de la protection ne saurait être différent en fonction du droit exclusif concerné. En second lieu, du point de vue de l’objectif de la protection, la transformation de la manière dont fonctionne un programme d’ordinateur par son utilisateur légitime est bien moins préjudiciable aux intérêts du titulaire des droits d’auteur sur ce programme que la reproduction des fonctionnalités de ce programme par le fabricant d’un programme concurrent. Il n’y a donc pas de raison pour que la protection contre une telle transformation soit plus étendue que celle prévue contre la reproduction.

57.      Je suis donc d’avis que, compte tenu tant du libellé des dispositions pertinentes de la directive 2009/24 que de la jurisprudence pertinente (25), ne constitue pas une atteinte aux droits d’auteur sur un programme d’ordinateur le fait pour un utilisateur légitime de ce programme de modifier, lors de l’utilisation du programme et sans en altérer le code, la façon dont ledit programme fonctionne, de manière non conforme aux intentions de son créateur, que ce soit avec ou sans l’aide d’un logiciel tierce. De la même manière, l’auteur d’un roman policier ne peut pas interdire au lecteur d’aller à la fin du roman pour vérifier qui est le tueur, même si cela gâcherait le plaisir de la lecture et anéantit les efforts de l’auteur à maintenir le suspense. La protection demandée par Sony est d’ailleurs illusoire : un joueur peut simplement ne pas vouloir ou ne pas être capable de progresser dans le jeu de la manière imaginée par son auteur et celui-ci ne se déroulera pas comme prévu. Parlerait-on alors aussi d’une ingérence dans les droits du titulaire ?

58.      Enfin, Sony allègue, et c’est là, me semble-t-il, que le bât blesse, que le programme en cause de Datel « se greffe sur celui [de Sony] de manière parasitaire ». Il y a cependant lieu d’observer que cet argument vise plutôt une question de droit de la concurrence déloyale. En revanche, en ce qui concerne le droit d’auteur, si celui-ci protège contre la contrefaçon et le piratage, il ne protège aucunement contre l’utilisation de l’œuvre d’autrui comme base de sa propre création, tant qu’il n’y a pas de reproduction illicite de l’œuvre protégée.

 Proposition de réponse

59.      Il découle de ce qui précède que, à mon avis, l’article 1er, paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24 doit être interprété en ce sens que la protection conférée par cette directive en vertu de cette disposition ne s’étend pas au contenu des variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive de l’ordinateur et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme, dans la situation où un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie ce contenu, sans pour autant que le code objet ou le code source du dernier programme soit modifié.

 Sur la seconde question préjudicielle

60.      Par sa seconde question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans la situation décrite dans la première question préjudicielle, il s’agit d’un acte soumis au droit exclusif de l’auteur au titre de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24, à savoir un acte de transformation d’un programme d’ordinateur. Conformément aux explications contenues dans la demande de décision préjudicielle, cette seconde question est indépendante de la réponse qui sera apportée à la première. Il est donc question de savoir s’il peut y avoir une transformation d’un programme d’ordinateur nonobstant le fait que le contenu des variables ne fait pas l’objet de la protection conférée par la directive 2009/24.

61.      La réponse à la seconde question ainsi formulée ne peut qu’être négative. L’étendue des droits exclusifs au titre de la directive 2009/24 ne saurait être plus large que l’objet de la protection conférée par cette directive. Autrement dit, lorsque l’article 4, paragraphe 1, sous b), de ladite directive se réfère à la « transformation d’un programme d’ordinateur », il y a nécessairement lieu d’entendre par « programmes d’ordinateur » les éléments protégés en vertu de l’article 1er de la même directive. La réponse à la seconde question préjudicielle découle donc directement de celle qui sera donnée à la première, de sorte qu’il n’y a pas besoin de répondre séparément à la seconde question.

 Observations complémentaires

62.      Je souhaite compléter mon analyse de la présente affaire par quelques remarques portant, d’une part, sur les circonstances du litige au principal et, d’autre part, sur les questions soulevées dans les observations de la Commission.

 Sur la personne responsable de la transformation

63.      Si, malgré la réponse que je propose de donner à la première question préjudicielle, la Cour devait considérer que la protection conférée par la directive 2009/24 s’étend au contenu des variables en cause dans le litige au principal, elle devrait, à mon sens, afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse complète et utile pour la résolution de ce litige, se pencher sur la question de savoir qui serait responsable d’une éventuelle atteinte aux droits d’auteur sur ces variables du fait de l’utilisation d’un logiciel tel que celui de Datel.

64.      En effet, le litige au principal oppose Sony à Datel et concerne la responsabilité de Datel. Cependant, cette responsabilité découlerait non pas d’une atteinte aux droits d’auteur de Sony lors du développement du logiciel par Datel, mais de la transformation non autorisée du programme d’ordinateur de Sony à l’aide, certes, de ce logiciel, mais par les utilisateurs dudit programme d’ordinateur, dont la plupart en sont, sans doute, des acquéreurs légitimes, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2009/24. Ce sont donc, en principe, ces utilisateurs qui devraient être tenus responsables, car ce sont eux qui commettent l’acte soumis à l’autorisation, à savoir la transformation du programme d’ordinateur. Datel ne fait que leur livrer l’outil nécessaire, sous la forme de son logiciel.

65.      Les parties ont été interrogées sur ce point lors de l’audience. Sony et la Commission sont d’avis que la Cour devrait élargir le cercle de personnes responsables aux fabricants de logiciels, tels que Datel, par analogie à sa jurisprudence consacrée au droit de communication au public, consacrée à l’article 3 de la directive 2001/29.

66.      Il est vrai que, dans cette jurisprudence, la Cour a tenu pour directement responsables des atteintes au droit de communication au public certaines catégories d’intermédiaires dans le processus de communication, dont on pouvait prétendre qu’ils étaient, tout au plus, seulement indirectement responsables (26). La Cour a en effet considéré que ces personnes « interv[enaient], en pleine connaissance des conséquences de [leur] comportement, pour donner à [leur] clients accès à une œuvre protégée, et ce notamment lorsque, en l’absence de cette intervention, ces clients ne pourraient, en principe, jouir de l’œuvre diffusée », ce qui caractérise, selon la Cour, un « acte de communication » (27). Ainsi, la Cour a pu juger que réalisent un acte de communication les gérants de différents établissements équipés de postes de télévision accessibles au public (28), les personnes qui posent sur Internet des liens hypertexte renvoyant à des contenus non librement accessibles, voire distribuent des équipements avec de tels liens préinstallés (29), ou encore des personnes qui gèrent un site Internet de partage de contenus qui contribue aux actes de communication au public illégaux (30).

67.      Il y a cependant lieu de prendre en compte la spécificité du droit de communication au public et des actes qui en relèvent. En effet, une communication au public nécessite la présence de deux parties, l’auteur de la communication et le public. Un intermédiaire (31) qui soit facilite une communication, qui serait impossible ou extrêmement difficile sans lui, soit élargit le cercle des membres du public ayant accès à l’œuvre, en réalisant ainsi une communication secondaire destinée à un public nouveau, donne ainsi accès aux objets protégés à un certain public. Il y a donc une confusion des rôles respectifs de différents acteurs et un risque accru pour les intérêts substantiels des titulaires des droits d’auteur. C’est dans ce contexte, et afin de garantir aux titulaires un niveau élevé de protection exigé par la directive 2001/29, que la Cour a admis la responsabilité directe de telles personnes dans certaines situations.

68.      Dans la présente affaire, il est question non pas du droit de communication au public, mais du droit d’autoriser « toute transformation » d’un programme d’ordinateur, un droit spécifique de la directive 2009/24 qui n’a pas d’équivalent dans la directive 2001/29. Or, des actes de transformation, à tout le moins des actes tels que ceux en cause au principal, ne procurent pas aux utilisateurs l’accès à l’œuvre protégée, car ces derniers y ont déjà accès, dans la plupart des cas de manière licite. Ces actes ne nécessitent pas non plus la présence de deux parties, car les utilisateurs les accomplissent dans leur for interne, dans le cadre de l’utilisation des programmes d’ordinateur de Sony. Il ne peut donc pas y avoir d’intermédiaire et Datel n’en est pas un. Le fait que le logiciel en cause de Datel est spécialement conçu afin de fonctionner avec les programmes d’ordinateur de Sony et qu’il permet aux utilisateurs de les transformer (32) ne change pas ce constat. Les rôles sont clairement répartis et les intérêts des titulaires des droits d’auteur sur les programmes d’ordinateur suffisamment préservés, notamment du fait du mode de distribution de ceux-ci largement répandu aujourd’hui, à savoir les licences d’utilisation et les stipulations contractuelles qui lient les utilisateurs. Par ailleurs, comme je l’ai déjà mentionné, la directive 2009/24 a pour but de protéger ces titulaires non pas contre la fabrication et l’utilisation des logiciels compatibles avec les leurs mais contre la contrefaçon et le piratage.

69.      Il n’existe donc pas de simple analogie entre la situation dans la présente affaire et celles analysées par la Cour dans les affaires concernant le droit de communication au public. Je ne crois pas non plus qu’il soit souhaitable que la Cour s’efforce d’établir une telle analogie, les enjeux concernant les deux droits exclusifs en cause étant fort différents. Ainsi, dans l’hypothèse où la Cour devrait juger que la protection conférée par la directive 2009/24 s’étend au contenu des variables en cause en l’espèce, elle devrait aussi, à mon avis, attirer l’attention de la juridiction de renvoi sur le fait que ne sont directement responsables d’éventuelles atteintes aux droits d’auteur sur ce contenu que les utilisateurs des logiciels permettant de le modifier et que les fabricants de ces logiciels tels que Datel ne peuvent porter qu’une responsabilité secondaire qui n’est cependant pas harmonisée en droit de l’Union et ne peut donc résulter que du droit national.

 Sur la protection au titre de la directive 2001/29

70.      Dans ses observations, la Commission estime nécessaire d’analyser un aspect qui n’a pas été soulevé dans la demande de décision préjudicielle, à savoir l’éventuelle protection d’éléments autres que le programme d’ordinateur lui-même des jeux vidéo de Sony, tels que les éléments graphiques, sonores, visuels et textuels, voire leur « structure narrative » (33). La Commission s’appuie sur la jurisprudence de la Cour, selon laquelle les jeux vidéo constituent un matériel complexe, dont les éléments autres que le programme d’ordinateur lui-même peuvent être protégés en vertu de la directive 2001/29 (34) et que peuvent bénéficier d’une telle protection, notamment, les interfaces utilisateur des programmes d’ordinateur (35).

71.      C’est certainement un exercice intellectuel intéressant auquel nous invite ainsi la Commission. Je propose cependant de ne pas analyser cet aspect, et ce pour les raisons suivantes.

72.      Premièrement, l’objet du litige au principal est limité à une prétendue atteinte aux droits dont Sony dispose en vertu de la directive 2009/24, seul acte du droit de l’Union dont l’interprétation est sollicitée par la juridiction de renvoi. Il est vrai que le point de savoir si cet objet pourrait être élargi afin d’englober la directive 2001/29 a été débattu entre les parties lors de l’audience. Il n’en reste pas moins que toutes les questions en relation avec cette directive restent hypothétiques et sans utilité certaine pour la solution du litige.

73.      Deuxièmement, dans la mesure où l’atteinte aux droits fondés sur la directive 2001/29 n’a pas été invoquée dans la procédure au principal, nous ne savons ni quels éléments des jeux vidéo de Sony seraient éventuellement concernés, ni en quoi consisterait l’éventuelle atteinte. Les hypothèses de la Commission à cet égard sont donc purement théoriques et n’ont aucun fondement dans les prétentions et les arguments invoqués dans la présente affaire.

74.      Troisièmement, il est à mon avis fort probable que, tout comme une éventuelle atteinte aux droits fondés sur la directive 2009/24, l’atteinte à ceux fondés sur la directive 2001/29, dans une configuration telle que celle en l’espèce, serait attribuable directement aux utilisateurs des jeux vidéo et seulement de manière indirecte à un fabricant de logiciel tel que Datel. Toutes les observations que j’ai présentées aux points 63 à 69 de présentes conclusions demeurent valables.

75.      Enfin, quatrièmement, je ne partage pas la conviction de la Commission qu’une atteinte au droit de reproduction, protégé en vertu de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, serait commise du fait de l’utilisation du logiciel de Datel par les acquéreurs légitimes des jeux vidéo de Sony.

76.      En effet, en ce qui concerne les éléments graphiques de ces jeux, il est vrai qu’ils sont reproduits sur les écrans d’ordinateur des utilisateurs lors de l’exécution du programme. Cependant, notamment dans le cas de l’attribution de cette reproduction aux utilisateurs (36), je ne vois pas de raison d’exclure, comme le fait la Commission, l’application à cette reproduction de l’exception prévue à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/29. La Cour a déjà jugé que relève de cette disposition la reproduction d’une œuvre sur l’écran lors de la réception des émissions de télévision dans le cercle privé (37). Or, tout comme la reproduction sur l’écran d’une émission de télévision, la reproduction des éléments graphiques d’un jeu vidéo sur l’écran d’ordinateur remplit aussi les conditions de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2001/29. Elle a en effet un caractère provisoire et transitoire, constitue une partie intégrante et essentielle d’un procédé technique, n’a pour finalité que de permettre une utilisation licite de l’œuvre (38) et n’a pas de signification économique indépendante, l’acquéreur légitime d’un jeux vidéo ayant déjà payé le prix de son acquisition.

77.      En ce qui concerne, en revanche, la « structure narrative » du jeu vidéo, il me semble même difficile de parler, dans ces circonstances, d’une « reproduction ». Si cette structure est peut-être modifiée par l’acquéreur légitime du jeu lors de l’utilisation de celui-ci, cela ne donne cependant pas prise aux droits exclusifs du titulaire des droits d’auteur au titre de la directive 2001/29.

78.      Je propose donc de limiter l’analyse dans la présente affaire à l’interprétation de la seule directive 2009/24.

 Conclusion

79.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose de donner la réponse suivante aux questions préjudicielles du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) :

L’article 1er, paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur,

doit être interprété en ce sens que :

la protection conférée par cette directive en vertu de cette disposition ne s’étend pas au contenu des variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive de l’ordinateur et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme, dans la situation où un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie ce contenu, sans pour autant que le code objet ou le code source de ce dernier programme soit modifié.


1      Langue originale : le français.


2      Voir points 8, 9 et 12 des présentes conclusions.


3      Convention pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, signée à Berne le 9 septembre 1886, dans sa version résultant de l’acte de Paris du 24 juillet 1971 (ci-après la « convention de Berne »).


4      Un tel régime avait d’ailleurs été envisagé au niveau international, avant que la protection par le droit d’auteur ne soit choisie ; voir « Dispositions types sur la protection du logiciel », Le Droit d’auteur, Revue mensuelle de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), 1978, no 1, p. 7.


5      Traité approuvé par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000, relative à l’approbation, au nom de la Communauté européenne, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et du traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et sur les phonogrammes (JO 2000, L 89, p. 6).


6      Accord figurant à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994 et approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO 1994, L 336, p. 1, ci-après l’« accord sur les ADPIC »).


7      Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10).


8      Directive du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur (JO 2009, L 111, p. 16).


9      BGBl. 1965 I, p. 1273.


10      BGBl. 2021 I, p. 1858.


11      Directive du Conseil du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur (JO 1991, L 122, p. 42).


12      COM(88) 816, point 1.1 (JO 1989, C 91, p. 4).


13      COM(88) 816, point 1.1 (JO 1989, C 91, p. 4). Une définition semblable figurait déjà dans les dispositions types sur la protection du logiciel de l’OMPI de 1978 (voir note de bas de page 4 des présentes conclusions).


14      Arrêt du 22 décembre 2010 (C‑393/09, EU:C:2010:816, points 33 à 35 et 38).


15      En simplifiant, le code source d’un programme d’ordinateur est la forme de ce programme écrite dans un langage de programmation et lisible pour l’homme. Le code objet, produit à partir du code source par le processus dit de « compilation », est la forme du programme lisible et exécutable par l’ordinateur. Dans le commerce, les programmes sont normalement distribués uniquement sous forme de code objet, qui est donc illisible pour l’homme.


16      Arrêt du 22 décembre 2010, Bezpečnostní softwarová asociace (C 393/09, EU:C:2010:816, points 41 et 42).


17      Arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute (C‑406/10, EU:C:2012:259, points 35 à 39 et point 1 du dispositif).


18      Arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute (C‑406/10, EU:C:2012:259, point 43).


19      Ainsi que, conformément à l’article 1er, paragraphe 1, seconde phrase, de cette directive, certains matériels préparatoires, ce qui est sans pertinence dans la présente affaire.


20      Voir, notamment, points 1.3 et 3.6 à 3.13 de l’exposé des motifs de la proposition de la directive 91/250. La même idée est exprimée, de manière très succincte, au considérant 2 de la directive 2009/24.


21      Voir point 35 des présentes conclusions.


22      Les détails dépendent, notamment, du langage de programmation utilisé.


23      Voir points 35 à 37 des présentes conclusions.


24      Arrêt du 13 novembre 2018, Levola Hengelo (C‑310/17, EU:C:2018:899, point 40).


25      Voir points 35 et 36 des présentes conclusions.


26      Voir conclusions de l’avocat général Saugmandsgaard Øe dans les affaires jointes YouTube et Cyando (C‑682/18 et C‑683/18, EU:C:2020:586, points 66 à 93).


27      Voir, notamment, arrêt du 22 juin 2021, YouTube et Cyando (C‑682/18 et C‑683/18, EU:C:2021:503, point 68).


28      Voir, notamment, arrêts du 7 décembre 2006, SGAE (C‑306/05, EU:C:2006:764) ; du 31 mai 2016, Reha Training (C‑117/15, EU:C:2016:379), et du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a. (C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631).


29      Voir, notamment, arrêts du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644), et du 26 avril 2017, Stichting Brein (C‑527/15, EU:C:2017:300).


30      Voir, notamment, arrêts du 14 juin 2017, Stichting Brein (C‑610/15, EU:C:2017:456), et du 22 juin 2021, YouTube et Cyando (C‑682/18 et C‑683/18, EU:C:2021:503).


31      Je ne prends pas en compte dans la présente analyse les cas dans lesquels la Cour a constaté des actes directs de communication, car il est constant dans la présente affaire que Datel ne réalise pas elle-même les actes litigieux.


32      Si la Cour devait considérer qu’il y a transformation d’un programme d’ordinateur au sens de la directive 2009/24.


33      Ce dernier élément fait écho aux prétentions de Sony de voir protégés l’« expérience du jeu », le « déroulement du programme », la « réalisation de la forme d’expression » du programme ou encore les « règles du jeu » (voir points 52 et 53 des présentes conclusions).


34      Arrêt du 23 janvier 2014, Nintendo e.a. (C‑355/12, EU:C:2014:25, point 23).


35      Arrêt du 22 décembre 2010, Bezpečnostní softwarová asociace (C‑393/09, EU:C:2010:816, point 46).


36      Voir point 74 des présentes conclusions.


37      Arrêt du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a. (C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 6 du dispositif).


38      Ce point peut paraître controversé, dans la mesure où, comme cela a été confirmé lors de l’audience, les contrats de licence entre Sony et les acquéreurs de ses programmes d’ordinateur comportent une clause interdisant l’utilisation des logiciels tels que celui de Datel. Cependant, la directive 2001/29, contrairement à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2009/24, ne comporte pas de disposition permettant au titulaire des droits d’auteur de limiter par contrat l’utilisation personnelle ou dans son cercle privé de l’œuvre par l’acquéreur légitime de celle-ci. La reproduction sur l’écran de l’ordinateur d’éléments graphiques d’un jeux vidéo par un tel acquéreur est donc par principe licite, sauf à accorder à de tels éléments la protection réservée par la directive 2009/24 aux seuls programmes d’ordinateur au sens strict.